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GUERRE CIVILE APPROCHE
Par Laurent Obertone
État des Lieux à l'Extrême Droite ?Laurent Obertone, Écrivain, journaliste & essayiste.
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BOLEROS MAS HERMOSOS DE TU VIDA
2 heures les plus beaux boléros de votre vie - Musique pour soulager le stress et l'anxiété.
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LES ATTENTATS DU BATACLAN
LES ATTENTATS DU 13 NOVEMBRE 2015 EN FRANCE.
Revendiqués par l'organisation terroriste État islamique, sont une série de fusillades et d'attaques-suicides islamistes perpétrées dans la soirée à Paris et dans sa périphérie par trois commandos distincts.
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L'AFFFAIRE DU CRIME DU "LION D'OR"
Dans la nuit du 22 au 23 mai 1925, un homme est assassiné à coups de couteau dans une impasse, dite « impasse de la Cour du Lion d’Or », donnant sur la rue Saint-Jacques à Lille. Deux témoins le voient agoniser, en entendant juste le bruit des pas du coupable. La police appelée sur les lieux constate la nudité partielle du cadavre. La victime est rapidement identifiée : Victor Bocquet, âgé de 40 ans, marié, travaillant au chemin de fer, très impliqué dans la vie syndicale locale. L’autopsie conclut que sa mort a suivi de très près une relation sexuelle. Les journaux se saisissent de l’affaire et, attirés par le côté sulfureux du crime, en font leurs gros titres. Cette affaire se déroule en trois temps. Dans un premier temps, du 23 mai 1925 au 27 février 1927, la police et les magistrats enquêtent sur de très nombreuses pistes qui ne donneront aucun résultat. Puis, du 27 février 1927 au 28 mars 1928, les enquêteurs suivent une seule et même piste : celle d’un couple constitué d’une prostituée et de son souteneur : Jeanne Poulaléon et Justin Escoubas. Cette piste se termine par un arrêt de non lieu. Enfin, après une interruption de plus de huit ans pendant laquelle les policiers et magistrats pensent que le mystère du crime du « Lion d’Or » restera entier, l’affaire est relancée de manière surprenante par les aveux spontanés d’Henri Verhoeven qui s’accuse du meurtre. Une nouvelle enquête est donc ouverte le 28 décembre 1936 ; elle s’achèvera le 17 juin 1938.
Le dossier de cette affaire, très volumineux, est conservé aux Archives départementales du Nord, sous la côte 2 U1/510 ; il comprend des procès verbaux, des autopsies, des rapports, des courriers, des arrêts, des journaux, des photographies…
Au moment du crime, Lille se relève difficilement de la première guerre mondiale : la ville a été occupée par les Allemands d’octobre 1914 à octobre 1918, après un siège d’une dizaine de jours au cours duquel elle a subi un intense bombardement : 882 immeubles et 1 500 maisons ont été détruits, majoritairement situés près de la gare et du centre-ville [1], quartier de la scène du crime. L’entre-deux guerres est marqué par les conséquences du développement du machinisme sur l’emploi et par une succession de crises jusqu’au début des années 1930, au cours desquelles la ville est très durement touchée par la Grande dépression : en 1935, un tiers des Lillois se trouve dans la misère [2].
En France, depuis la Révolution, les politiques en matière de sexualité sont apparemment libérales : tolérance de la prostitution [3] et absence de discrimination juridique en fonction de l’orientation sexuelle d’un individu [4]. Néanmoins un courant moralisateur, conservateur et hygiéniste se développe, corroboré par l’obsession constante depuis 1870 d’avoir suffisamment d’hommes jeunes pour alimenter les armées, et inspire au gouvernement une politique nataliste [5], accompagnée de mesures répressives contre l’avortement et les méthodes anticonceptionnelles [6]. Parallèlement, une politique d’éducation sexuelle est mise en place afin de pousser les jeunes gens au mariage pour éviter les maladies vénériennes et préserver la nation du risque de dégénérescence de la race [7]. En France, contrairement à d’autres pays européens, il n’y a pas de loi eugéniste, mais un hygiénisme social latent [8]. Le renouveau culturel et artistique ainsi que la « libération sexuelle » des années folles [9] (1920-1929) semblent avoir été une exception parisienne, qui n’a eu que peu de retombées en province, ce que tend à confirmer l’affaire étudiée ici car elle aborde deux questions de « sexualité » en marge de la morale – celles de la prostitution et de l’homosexualité – au prisme du processus judiciaire.
Comment donc ce décalage entre une apparente politique publique « tolérante » de l’homosexualité et de la prostitution et le courant moralisateur hygiéniste se trouvent-ils confrontés dans la pratique judiciaire en province ? Comment les institutions judiciaires appréhendent-elles des sexualités, dites « déviantes », non incriminées par la loi ?
Il ne s’agit pas de s’intéresser aux magistrats et policiers individuellement, mais aux pratiques globales des acteurs des institutions judiciaires. Nous supposons que l’objectivité prétendue dans la quête de la vérité dévoile les tabous et dénis latents d’une société quand l’ensemble des acteurs judiciaires tant de l’institution policière que juridictionnelle adoptent la même démarche, les mêmes mécanismes.
L’étude du dossier du crime du Lion d’Or permet d’appréhender deux types de sexualités « marginales », c’est-à-dire différentes de la sexualité conjugale. Premièrement, la sexualité réprouvée moralement, mais tolérée par la société comme « un mal nécessaire » [10] : la sexualité hétérosexuelle tarifée. En effet, l’enquête s’est dès l’abord volontairement centrée sur une prostituée, puis l’instruction est délibérément menée à charge contre un couple prostituée-souteneur qui correspondait aux attentes de l’institution. Ensuite, complètement taboue, la sexualité homosexuelle ; les indices conduisant à la révélation d’un crime en rapport avec l’homosexualité de la victime ont été complètement négligés. Les enquêteurs se sont volontairement aveuglés sur l’orientation sexuelle d’un homme présenté comme honorable. Le procès intenté contre le criminel-prostitué est particulièrement sévère.
L’équation « femme vicieuse-femme dangereuse » : la prostituée présumée coupable
Pendant l’entre-deux-guerres, le discours abolitionniste, présent depuis le milieu du xixe siècle, s’immisce en permanence dans le débat public. Ce courant tend à lutter contre la réglementation de la prostitution et présente la prostituée [11] comme une malheureuse victime en reprenant la figure littéraire de Fantine [12]. Cependant, cette image est concurrencée par celle donnée, en 1896, par Cesare Lombroso dans La femme criminelle et la prostituée où cette dernière est définie comme une « criminelle-née » [13]. Les magistrats et enquêteurs de l’affaire du « crime du Lion d’Or » semblent plus influencés par cette seconde approche. Dans un premier temps, ils vont tenter de suivre les pistes de femmes prostituées ayant un lien potentiel avec l’affaire. Comme le crime se situe au cœur du quartier prostitutionnel de Lille, les potentielles suspectes sont nombreuses. Dans un second temps, ils se focalisent sur un couple précis (une prostituée et son souteneur) contre lequel ils vont tenter d’accumuler les preuves de culpabilité.
La prostituée, suspecte idéale
Les enquêteurs disposent de peu de données pour rechercher le coupable : les témoins, qui ont vu l’agonie de Victor Bocquet, disent avoir entendu, juste avant, des exclamations de femme et des bruits de pas d’homme courant vers la rue Saint-Jacques [14] et l’autopsie établit que la victime a eu une relation sexuelle juste avant sa mort [15]. Sur la base de ces éléments, ils concluent qu’ils cherchent deux coupables, des complices : un homme et une femme [16]. Ils ne tiennent pas compte de plusieurs témoignages donnant une autre justification à la voix de femme entendue par les témoins : une serveuse d’un estaminet de la rue Saint-Jacques est sortie à ce moment précis du café et a poussé des cris pour appeler le chien de la maison qui s’échappait [17]. Cet élément qui pourrait exclure l’implication d’une femme dans le crime ne retient pas l’attention des enquêteurs car, pour eux, cette implication est corroborée par une autre donnée bien plus fiable : la victime vient d’avoir une relation sexuelle et elle est mariée. La sexualité est nécessairement pensée comme hétérosexuelle [18]. En outre, l’association sexualité-mort renvoie à l’image de la tentatrice biblique : l’homme est déchu du paradis terrestre du fait de sa faiblesse devant le pouvoir sexuel de la femme. Les circonstances du crime paraissent déclencher les peurs et les fantasmes masculins. Les acteurs judiciaires, tous des hommes à l’époque, semblent influencés par cette image ancrée dans l’inconscient collectif : la criminalité féminine a été pendant très longtemps perçue et pensée comme nécessairement liée au sexe (femmes avorteuses et avortées, femmes infanticides, femmes prostituées, femmes adultères et femmes auteurs ou victimes d’un crime passionnel [19]). La criminologie propose une lecture proche du « sens commun » : la déviance et la criminalité féminine relèvent de l’intime et de la nature des femmes [20].
Partant de ce postulat, les enquêteurs écartent immédiatement la piste d’un homme seul ayant commis le crime. Ils écartent également très vite l’idée du crime passionnel. La femme de Bocquet n’est pas suspectée car elle se trouvait chez elle au moment du crime [21]. Une enquête est lancée pour savoir si Victor Bocquet avait une maîtresse, mais cette piste s’avère infructueuse [22]. Ses amis et collègues de travail sont également interrogés mais ils ne lui connaissent pas de liaison et sont très surpris par les circonstances de sa mort [23].
Les enquêteurs déduisent rapidement qu’au vu de l’absence de relation suivie de Bocquet avec une femme, il s’agit d’une relation passagère, donc avec une prostituée [24]. Or, parmi les femmes publiques, celles qui ont des relations sexuelles hors des chambres d’hôtels et des maisons particulières, celles qui pratiquent leur activité sur la voie publique sont appelées des « pierreuses » et sont considérées comme la lie des prostituées [25]. Si la prostituée est considérée comme criminelle par nature, dans la période hygiéniste de l’entre-deux-guerres ; la prostituée clandestine est, a fortiori, l’ennemie déclarée des réglementaristes. Elle représente une menace pour la société : se trouvant hors du cadre réglementaire, elle échappe aux contrôles sanitaires incessants qui tendent à limiter la propagation des maladies vénériennes, notamment la syphilis. Autant la prostituée en maison de tolérance ou les filles cartées libres – soumises à un double contrôle : sanitaire et policier – sont un « mal nécessaire » tolérable par la société [26], autant ces légions d’insoumises, de filles représentent un danger pour la nation car elles risquent de contaminer les fondements de la société, les forces vives de la nation : les jeunes hommes, futurs soldats [27]. La prostituée clandestine est porteuse de mort. Le transfert de culpabilité d’une femme lambda vers une prostituée clandestine criminelle par nature est rapidement opéré par les enquêteurs qui suivent alors des pistes aléatoires au gré des indications des journaux et des lettres de dénonciation anonymes. Leur seul fil conducteur est la recherche d’une prostituée [28].
Les nombreuses pistes suivies par les enquêteurs permettent de brosser un tableau hétéroclite du milieu prostitutionnel lillois et mettent en évidence des personnages intéressants d’un point de vue sociologique. Ainsi, les enquêteurs interrogent plusieurs pierreuses parmi lesquelles « Marie la Soûlotte », ivre en permanence, et Raymonde, accompagnée par son souteneur « Gaby », qui ramène « ses clients dans les impasses ou coins noirs [et ne va] que rarement à l’hôtel » [29]. Ils s’intéressent à une jeune prostituée connue des services de police pour la violence publique commise sur elle par son souteneur [30]. Ils vérifient l’alibi d’une tenancière de bars-prostituée [31]. Enfin, une piste sérieuse semble s’ouvrir avec la recherche d’une certaine Liane de Pougy [32], dont l’état-civil indique le nom de Gilberte Louchez, artiste. Elle est suspectée, avec son souteneur Pierre Gaston qui se dit parfois ingénieur, parfois employé de commerce. En effet, ils se trouvaient dans les environs du lieu du crime le jour du meurtre. En outre ils ont laissé, en garantie d’une note d’hôtel qu’ils ne pouvaient pas payer, une valise contenant des affaires couvertes de sang. Les journaux se passionnent pour cette piste [33]. Les enquêteurs pensent avoir trouvé leur couple de criminels car le profil correspond. Cependant, ils sont innocentés : leurs alibis sont solides et le sang provenait des règles menstruelles de la femme [34].
Un an après le début de l’enquête, les enquêteurs n’ont toujours aucune piste. Au passage, la police et les magistrats ont essuyé beaucoup de critiques de la presse : « il faut le constater, les principaux enquêteurs paraissent manquer un peu de décision et de « cran » dans leur manière de faire et ceci (…) depuis le début de l’affaire » [35]. Ils cherchent à se justifier par « le manque total de tout indice pouvant mettre les magistrats enquêteurs sur une piste sérieuse ». L’affaire est sur le point d’être clôturée par une ordonnance de non-lieu [36] quand l’enquête prend soudain une nouvelle orientation.
Le couple prostituée-souteneur, coupable idéal
Le 27 février 1927, une lettre écrite par un dénommé Alfred De Genst, détenu à la maison d’arrêt de Douai, annonce des révélations concernant le « crime du Lion d’Or » [37]. Le lendemain, après avoir tenté de proposer une transaction aux agents de police, à savoir ses révélations contre une mesure bienveillante à son encontre, Alfred De Genst dénonce Justin Escoubas et Jeanne Poulaléon comme auteurs du crime du Lion d’Or [38].
Devant le magistrat instructeur, Alfred de Genst prétend que Justin Escoubas s’est confié à lui, qu’il lui a avoué clairement le meurtre de Victor Bocquet, avec la complicité de Jeanne Poulaléon, alors incarcérée à la maison d’arrêt de Saint-Quentin, qui aurait exercé un chantage sur son ancien amant-souteneur [39].
La police mène l’enquête sur ces fameux envois d’argent. Elle constate l’existence de plusieurs mandats de Justin Escoubas à Jeanne Poulaléon et d’une correspondance secrète entre ces deux individus : Jeanne Poulaléon envoie des lettres à sa soi-disant sœur « Justine Poulaléon » qui est en réalité un pseudonyme pour s’adresser à Justin Escoubas [40]. Le juge d’instruction verse ces pièces au dossier. Interrogés, les suspects commencent par nier, puis avouent en se justifiant : Escoubas dit avoir fait ces envois d’argent par affection pour Jeanne Poulaléon qui a été sa maîtresse et dont il a gardé un bon souvenir [41]. Jeanne donne une version plus cynique : selon elle, cet argent était destiné à l’appâter pour qu’à sa sortie de prison elle continue de se prostituer pour Justin Escoubas, qui a été son souteneur [42]. La correspondance secrète est également versée au dossier. La dissimulation d’identité de Justin Escoubas n’a pourtant rien de surprenant : les détenus n’avaient le droit de correspondre qu’avec des personnes de leur famille. Désigner Justin Escoubas comme sa sœur n’était donc, pour Jeanne Poulaléon, qu’un moyen, régulièrement employé par les détenus, de contourner la règle [43].
La déclaration d’Alfred de Genst, corroborée par les envois d’argent et par la correspondance secrète, est un élément clef de la mise en accusation des deux suspects. La véracité de cette déclaration n’est pourtant pas évidente [44].
Une enquête approfondie, essentielle pour la mise en cause de Justin Escoubas et Jeanne Poulaléon, est menée sur leur passé pour vérifier que leurs profils correspondent à celui des meurtriers de Victor Bocquet. Les éléments mis en avant font écho aux théories de sciences criminelles de l’époque : celles des positivistes italiens (Lombroso, Ferri, Garofalo) qui défendent l’idée d’une criminalité héréditaire [45] et, surtout, celles de l’école française lyonnaise (Lacassagne) qui prône l’idée d’un déterminisme social [46].
L’enquête met en lumière la délinquance de la famille d’Escoubas : son père a fait trois ans de prison pour vol [47]. Elle montre ses prédispositions délinquantes, voire criminelles, dès l’enfance. Quant à Justin, il était un enfant difficile décrit par les voisins comme « vicieux » dont la mère disait fréquemment « qu’elle ne [ferait] jamais rien de bon (…) tellement il [était] turbulent, désobéissant, insupportable » [48]. Jeanne est également présentée comme une enfant difficile renvoyée de trois écoles : elle est décrite comme « paresseuse, indisciplinée, manquant souvent l’école avec un penchant pour le vol » [49]. Ses parents ont pris la décision de l’envoyer à l’Asile du Bon Pasteur à Sens, une « maison de correction » où les enfants sont placés soit par décision de justice soit par décision parentale, dans la logique du droit de correction paternelle [50]. Elle est alors âgée de 12 ans et est décrite par une des sœurs comme « une petite fille insupportable (…) [qui] était tellement exubérante que nous avons pensé qu’elle ne jouissait pas de toutes ses facultés mentales et qu’elle finirait mal » [51]. Son comportement est tel qu’elle est placée dans la classe des pénitentes [52]. Elle est finalement renvoyée chez ses parents au bout de trois ans. À 15 ans, elle est arrêtée pour vol et confiée au Patronage des libérées de Saint-Lazare [53].
Les enquêteurs montrent ensuite l’appartenance des suspects à la pègre, à ce monde particulier et hors-la-loi des cambrioleurs-proxénètes-prostituées. Justin Escoubas est arrêté pour vol en février 1921, puis pour fraude en matière de douane en 1922. En 1925, il est condamné à un an de prison pour violence et voies de fait volontaires et pour recel [54]. À sa sortie, il reprend ses activités illicites : il fréquente les bars-cafés-estaminets de la pègre lilloise et vit des revenus de la prostitution de filles publiques. De nombreux témoignages le présentent comme le chef d’une bande de cambrioleurs [55]. Au-delà de ces activités de souteneur et de cambrioleur, il est également impliqué dans la nébuleuse « traite des blanches » [56]. Justin Escoubas est un « recruteur », un « placeur » de femmes dans des maisons de tolérance et dans les « bars à femmes » [57].
Jeanne Poulaléon, quant à elle, dit avoir commencé à se prostituer à l’âge de 17 ans. Elle était donc, à ce moment-là, une prostituée mineure clandestine. Ayant poursuivi ses larcins, elle a été condamnée pour vol, abus de confiance et recel. En 1918, à vingt ans, elle est inscrite sur le registre de la police des mœurs. Il s’agit d’une inscription forcée, elle entre donc par contrainte dans le régime de prostitution tolérée. Comme elle n’exerce pas son activité dans une maison de tolérance, elle est considérée comme « fille cartée libre » [58]. Deux ans plus tard, elle est en maison de tolérance : elle voyage et va de maison en maison à Brest, Orléans, Grandville, Saint-Brieuc [59]. La durée de ses séjours varie de quelques jours à plusieurs mois. Elle fait son plus long séjour à Brest : 18 mois. Après une tentative ratée pour « reprendre une vie honnête » en s’installant avec un de ses clients [60], elle continue la prostitution dans la clandestinité. Avec l’aide de son souteneur du moment, Pierre Bizot, elle devient spécialiste du « vol à l’entôlage » [61], elle voyage beaucoup : Nantes, Orléans, Paris, Anvers, Saint-Quentin, Troyes, Béthune, Lens [62]. Suite à des arrestations pour vol, elle est inscrite sur le registre de la prostitution et entre en maison de tolérance d’abord à Dunkerque puis à Hénin-Liétard dont elle s’enfuit [63]. En juin 1924, Jeanne Poulaléon rencontre Justin Escoubas et se prostitue dans la clandestinité pendant six mois avant d’être mise en carte [64]. Fin 1925, elle est condamnée pour recel à un an de prison. À sa sortie, elle se rend à Paris, puis à Saint-Quentin où, sous la houlette d’un nouveau souteneur, Paul Griffon, elle continue sa pratique de « vol à l’entôlage » et est condamnée à huit mois de prison [65]. Au moment de sa mise en examen dans le meurtre de Bocquet, Jeanne purge sa peine à la maison de Saint-Quentin ; elle est transférée à Lille pour les besoins de l’enquête [66]. D’après les témoignages elle est « très mal réputée, d’une conduite et d’une moralité très mauvaise, grossière, vicieuse, d’un caractère crapuleux ». Souvent ivre, elle est décrite comme violente, allant jusqu’à se battre avec des hommes. Elle serait également attirée par les femmes [67].
Le couple que forment Justin Escoubas et Jeanne Poulaléon est assez surprenant : sont-ils amants-partenaires? Escoubas exploite-t-il Jeanne Poulaléon ? Est-ce un genre de couple à la Bonnie and Clyde ? Jeanne Poulaléon est-elle l’instigatrice et Justin Escoubas son homme de main ?
En ce qui concerne leur rencontre, ils ne sont pas d’accord : d’après Jeanne, elle a accosté Justin Escoubas parce qu’elle savait qu’il était membre du réseau prostitutionnel et qu’elle voulait qu’il la « place » dans un bar clandestin [68]. D’après Justin, ils se sont rencontrés dans un café quand Jeanne faisait des passes, ce qu’il ignorait [69]. Justin devient alors son souteneur. Jeanne travaille de 14 heures jusqu’à minuit-une heure, elle ne s’arrête jamais plus tôt parce qu’« Escoubas ne (le lui) aurait pas permis… » et elle lui remet « tout ce qu’elle gagne comme argent » [70]. La violence semble dominer leur relation [71]. Ainsi Justin Escoubas exploiterait Jeanne Poulaléon, sans qu’il soit question d’histoire amoureuse ou de tendresse entre eux [72]. Néanmoins, deux éléments viennent nuancer cette affirmation : les lettres que Jeanne a écrites à Justin Escoubas lorsqu’elle était détenue à Saint-Quentin [73] et les cadeaux que Justin a expédiés à Jeanne à cette même occasion.
L’autre hypothèse, celle du couple-partenaire de la relation d’affaire est également envisageable : ils auraient pratiqué ensemble le recrutement et le placement des filles en maisons ou en bars clandestins [74], de même que les cambriolages.
L’éventualité que Jeanne soit l’instigatrice et Escoubas son homme de main paraît douteuse, cependant il semble qu’elle ait de l’influence sur les membres de la pègre car depuis sa prison, elle donne des ordres [75].
Au vu des éléments de l’enquête sur la vie de Justin Escoubas et Jeanne Poulaléon, les enquêteurs sont persuadés de tenir leurs coupables : dans son rapport au juge d’instruction, le commissaire de police conclut que Justin Escoubas « est un individu taré suspect à tous égards » [76].
Ces deux repris de justice ont des profils correspondant parfaitement à ceux que les enquêteurs ont établis pour le meurtre de Bocquet. Si les critères anthropométriques de Lombroso ne sont pas utilisés pour étayer la culpabilité des suspects – ce qui n’est guère étonnant car les juristes et les criminologues français sont plutôt réticents vis-à-vis de ses théories – en revanche les enquêteurs soulignent les facteurs criminogènes présents dès l’enfance pour établir la culpabilité de leurs suspects. Cette attitude prouve qu’ils sont sensibles aux théories selon lesquelles l’acte criminel est inscrit sinon dans les gènes d’un individu du moins dans son histoire, son milieu social, et que le crime est prédéterminé [77].
Pour tenter d’étayer leur conviction, les enquêteurs font défiler bon nombre de membres de la pègre dans leurs bureaux. Les témoignages sont peu probants [78]. Une « amie » de Jeanne, avec qui elle se prostituait, prétend que Jeanne lui a avoué le crime. Son témoignage est versé au dossier sans qu’il soit précisé que le témoin s’est rétracté, ce qui montre une nouvelle fois à quel point l’instruction est menée à charge [79].
En définitive, les enquêteurs ne disposent que de témoignages très fragiles pour mettre en accusation le couple Escoubas-Poulaléon. À l’appui de la culpabilité de ces deux individus, qui ne semble établie que par leur « intime conviction », ils versent à l’instruction deux éléments qu’ils considèrent comme décisifs : les alibis contradictoires des suspects [80] et une tache de sang sur le costume d’Escoubas [81], qu’il justifie par une bagarre. La tache de sang est qualifiée par le procureur de « preuve indiscutable ». Pour écarter la justification de cette tache donnée tant par Justin Escoubas que par son adversaire, il précise même dans son acte d’accusation qu’au cours de la rixe évoquée par Escoubas « il n’y a pas eu de sang » [82]. Ainsi, les enquêteurs omettent certaines informations pour étayer l’accusation.
L’acte de mise en accusation conclut que, bien que Justin Escoubas et Jeanne Poulaléon nient les faits qui leur sont reprochés et que certaines déclarations semblent douteuses, il existe des charges solides contre eux :
- les déclarations d’Alfred De Genst,
- l’envoi d’argent dissimulé et la correspondance secrète qui s’analyse comme l’achat du silence de Jeanne par Justin,
- les faux alibis pour la nuit du meurtre,
- les taches de sang inexpliquées.
Le mobile du meurtre serait le vol, la cupidité [83]. La jalousie est exclue car, comme le fait remarquer le procureur, Justin étant le souteneur de Jeanne, il ne peut en être question.
Et surtout, comme le précise le procureur, la culpabilité du couple Poulaléon-Escoubas repose sur la « conviction absolue que Jeanne Poulaléon, qui connaissait Bocquet (d’après certains témoins) avait attiré celui-ci dans un guet-apens un soir où elle pensait qu’il avait de l’argent ». Il ajoute que Justin
« est un repris de justice de la plus dangereuse espèce ; il ne se livre régulièrement à aucun travail et ne tire que des expédients ses moyens d’existence ; souteneur ne fréquentant que des individus de moralité suspecte et des filles publiques, il a participé à de nombreuses agressions et cambriolages. Il a déjà subi quatre condamnations. Jeanne Poulaléon n’est pas mieux notée, c’est une prostituée de bas-étage, déjà six fois condamnée » [84].Le 21 mars 1928, le juge d’instruction inculpe Jeanne Poulaléon et Justin Escoubas du chef d’homicide volontaire avec préméditation et complicité, vol qualifié et complicité [85].
Malgré les efforts conjugués de la police et des magistrats instructeurs pour accumuler les témoignages contre le couple, le 24 avril 1928, le Parquet déclare que les charges contre Jeanne Poulaléon et Justin Escoubas sont insuffisantes. Sortis de la phase passionnée de l’enquête, les magistrats respectent donc le principe de la présomption d’innocence et refusent de mettre le couple en accusation. Le 28 mars 1928, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Douai rend un arrêt de non-lieu.
Ainsi, le mystère du crime du Lion d’Or reste entier [86]. Huit ans plus tard, un homme s’accuse du meurtre qu’il aurait commis suite à un litige concernant le paiement de services sexuels rendus à la victime. Ces aveux, qui vont relancer l’affaire, suscitent un malaise évident chez les acteurs judiciaires.
Le déni des pratiques homosexuelles
Depuis la Révolution, la France ne connaît pas de répression pénale de l’homosexualité, contrairement à de très nombreux autres pays [87]. Dans les années vingt et surtout trente, ce pays, est une destination privilégiée pour les homosexuels hommes ou femmes, qui apprécient cette politique tolérante [88]. La visibilité homosexuelle est assumée dans le milieu artistique et littéraire (Gide, Proust, Cocteau, Radiguet, Ravel, Satie) [89]. Régis Révenin évoque même l’existence, dans le Paris de la Belle-Époque,
d’« une subculture gay, très visible, avec ses lieux de sociabilité propres dont une grande partie est spécifiquement homosexuelle, ses lieux de rencontre en plein air, ses codes sociaux, ses mœurs sexuelles, ses moyens de résistance à l’ordre social et sexuel » [90].Quant à Florence Tamagne, elle parle de « l’âge d’or homosexuel des années 1920 » [91]. Toutefois, on peut se demander si cette tolérance à l’égard de l’homosexualité est une réalité pour l’ensemble du territoire français ou si elle ne se vérifie qu’à Paris. En effet, les travaux des auteurs auxquels il est fait référence ici traitent de l’homosexualité dans la capitale. Or un dossier comme celui du crime du Lion d’Or montre que, pour les acteurs judiciaires, cette visibilité homosexuelle est loin d’être une réalité à Lille et sans doute peut-on étendre cette observation à la province en général [92]. Florence Tamagne précise d’ailleurs que « la capitale française exerce une attraction réelle sur les homosexuel(le)s, soucieux (-ses) d’échapper, dans la grande ville anonyme, au conformisme moralisateur de la province » [93]. En effet, les enquêteurs se refusent à admettre l’homosexualité de la victime et, lors du procès, les juges vont se montrer particulièrement sévères à l’encontre du criminel prostitué.
L’équation homme honorable-homme hétérosexuel
Lors de l’enquête de police initiale, en 1925, la vie de la victime avait été passée au crible. La femme et les nombreux amis de Victor Bocquet, ainsi que sa famille, avaient été scrupuleusement interrogés pour savoir s’il n’avait pas de maîtresse.
Certains éléments apportés par les témoignages apparaissent rétrospectivement comme des données qui auraient dû attirer l’attention des enquêteurs. L’homosexualité de Victor Bocquet n’est pas évidente, mais la question aurait pu ou dû être posée. Tous ceux qui l’ont connu, même lorsqu’il a été éloigné de sa femme pendant plusieurs années, sont catégoriques : ils ne lui connaissent pas de liaisons mais ils précisent tous « avec une femme » [94]. En outre, il a vécu dans la même chambre qu’un homme pendant un an [95]. Enfin, une de ses logeuses rapporte qu’il semblait préférer la compagnie de son fils, avec qui il sortait le soir, à celle des femmes [96].
Malgré des recherches actives sur ses activités extra-professionnelles dans les villes où il a vécu seul pendant plusieurs années, les enquêteurs ne trouvent trace d’aucune liaison avec une femme, ni d’intérêt pour les prostituées [97], ce qui aurait dû éveiller leur attention, vu le contexte du crime.
Le fait que la relation sexuelle ait eu lieu dans une sordide impasse et non dans une chambre d’hôtel est également surprenant. Sans être un homme aisé, Bocquet avait les moyens de prendre une chambre ; alors pourquoi cette courée glauque ? Certes les pierreuses procédaient de la sorte mais en général avec des clients qui n’avaient pas les moyens de payer l’hôtel. C’est un élément supplémentaire sur lequel les enquêteurs auraient dû s’interroger : pourquoi se cacher et avoir une relation sexuelle aussi fugace ?, si ce n’est, peut-être, parce que cette sexualité a quelque chose de « gênant » au sein même du quartier prostitutionnel de Lille ?
Tous ces éléments qui auraient pu mener les enquêteurs sur la bonne piste n’ont pas été retenus. La raison vient sans doute du fait que la respectabilité et l’honorabilité de la victime sont en contradiction avec l’idée que se faisait l’opinion publique des homosexuels et avec le discours médical sur ce sujet.
En effet, la victime est un homme « respectable » [98]. Employé de chemins de fer, marié depuis plus de vingt ans, il est décrit comme un homme « réservé, sobre, ne buvant qu’occasionnellement » [99], ayant « une vie extrêmement régulière » [100], d’une « conduite irréprochable » [101]. Il ne sortait jamais tard le soir. Ses seules sorties étaient la pêche et les rendez-vous syndicaux, notamment à la Bourse du travail [102], et il était proche du député Saint-Venant, un homme politique local très populaire et très respecté [103].
Depuis le xixe siècle, le discours médical majoritaire présente l’homosexualité comme une perversion sexuelle. Elle est décrite comme aboutissant souvent au travestisme, signe de dégénérescence. Certains médecins défendent l’idée d’une pathologie associée à des troubles mentaux dus à des anomalies du cerveau. D’autres parlent d’une homosexualité génétique car « dans la quasi-totalité des cas où l’on a pu étudier les particularités physiques et mentales des ancêtres et collatéraux, on a retrouvé dans les familles des névroses et des psychoses » [104]. Au nombre des perversions, l’alcoolisme, la folie, les tendances criminelles, le viol, la sodomie, la masturbation et la pédérastie sont rangées les unes-à-côté des autres. Les théories médicales sur l’homosexualité sont assimilées par la classe bourgeoise catholique car l’Église est en accord avec les spécialistes pour dire que l’inversion sexuelle est une anomalie de la nature [105]. Michelle Zancarini-Fournel, commentant l’ouvrage de Julian Jackson, souligne un
« des paradoxes français : depuis la Révolution française, un cadre juridique relativement libéral vis-à-vis de l’homosexualité a engendré à partir de la seconde moitié du xixe siècle une approche médicale plus conservatrice que dans d’autres pays européens. Les mots « inverti » et « homosexuel » remplacent progressivement ceux de « pédéraste » et de « sodomite » qui prévalaient au xviiie siècle ».Elle ajoute « que dans l’entre-deux-guerres, l’homosexualité, avec le Sodome et Gomorrhe de Proust et le Corydon d’André Gide, échappe quelque peu au discours médical et trouve sa place dans la littérature » [106]. Cependant, au vu d’un dossier comme celui du crime du Lion d’Or, le grand silence des enquêteurs sur la potentielle homosexualité de la victime montre que dans les mentalités de l’époque, un homme respectable peut éventuellement aller voir une prostituée dans une impasse sordide, mais ne peut pas être présumé homosexuel. La morale bourgeoise n’envisage pas qu’un homme apparemment sain et viril, comme Bocquet, soit un « malade mental ». En outre, ce serait jeter le discrédit sur son ami député.
De nombreux auteurs refusent de faire l’apologie du caractère libéral du droit français qui contrasterait avec la législation répressive du régime de Vichy [107]. Florence Tamagne explique que « la dépénalisation de l’homosexualité ne serait donc en aucun cas acceptation de l’homosexualité, mais tout simplement négation, refus de prendre en compte » [108]. Selon Daniel Borillo, si le droit pénal n’intervient pas pour réprimer l’homosexualité, c’est parce qu’en France « le contrôle social par la famille, le village, sur la vie privée, fut particulièrement efficace ». À ses yeux, le développement de la prostitution masculine dans les villes est « un indice d’une forte clandestinité des amours homosexuelles ». C’est la société qui se charge de contenir la possibilité même de vivre de telles passions [109].
Il était inimaginable que Victor Bocquet, cet homme respectable, marié et tranquille, ami d’un député, soit homosexuel. L’aveuglement volontaire total des enquêteurs illustre la force du tabou. Dans cette affaire, l’homosexualité de la victime est révélée en dépit des autorités judiciaires. La procédure est relancée et l’homosexualité de la victime est mise en lumière par les aveux spontanés de celui qui dit être l’auteur du crime et qui est donc perçu par les juges comme un criminel homosexuel.
Le criminel homosexuel devant ses juges
Le 28 décembre 1936, le dénommé Henri Verhoeven, détenu à la colonie de Bienfaisance de Merxplas en Belgique [110] dans une section d’aliénés pour « affection mentale caractérisée par l’auto-accusation-délire d’indignité-attitude retirée et négativiste » [111], écrit au procureur du Roi de Turnhout une lettre dans laquelle il s’accuse du meurtre de Bocquet :
« Monsieur le procureur du Roi,Verhoeven Henri François » [112].
Par la présente je vous informe qu’en l’année 1925, j’ai tué à Lille France un homme au moyen de coups de couteau. Pour ce fait je veux me décharger le plus vite possible de la responsabilité et je me donne ainsi aux mains de la Justice et demande de pouvoir défendre moi-même cette affaire devant le tribunal en France.Les motivations de cet aveu tardif sont assez obscures. Peut-être est-il le fruit du remords, mais le médecin ayant examiné Henri Verhoeven donne une autre explication : « Le séjour à la colonie lui pèse et il espère aller en prison où il a d’ailleurs fait antérieurement de fréquents séjours ». Il déclare Henri Verhoeven atteint de schizophrénie avec de nettes tendances à la démence précoce [113].
L’information sur l’affaire est rouverte. Les détails qu’il donne aux officiers de police qui l’interrogent le 25 mars 1937 [114], ne laissent aucun doute sur sa culpabilité. Cependant, il précise bien que ce meurtre a été commis involontairement [115].
Ses aveux devant le juge d’instruction de Tongres commencent de manière assez houleuse : « Vous êtes un tas de barbouilleurs, de vagabonds et bandits et marchands d’esclaves ». Il estime que, vu le nombre des condamnations, il a payé sa dette envers la société pour le meurtre de Bocquet, qu’il met sur le même plan que le cambriolage de son logeur à Lille : « C’est ainsi que je suis puni deux fois pour ce vol à Lille et que j’ai déjà purgé plus de sept ans pour tous les crimes que j’ai commis y compris la bataille avec cet homme à Lille ».
Après cette entrée en matière, Henri Verhoeven livre un récit cohérent sur les événements du mois de mai 1925. À ce moment il se trouve à Lille afin d’échapper à des poursuites pour avoir volé du fer aux bassins d’Anvers. Il craint une arrestation, alors qu’il doit encore purger deux peines et qu’il vit « en discorde » avec sa femme. Il loge dans trois cafés près de la gare puis au moment du meurtre chez un ébéniste, Monsieur De Vreesse, pour lequel il fait quelques menus travaux en échange de sa pension.
Le 22 mai à 22 heures, il se rend dans un café près de la gare. Dans ce café se trouvent la patronne et deux prostituées. Il boit une bière, puis suit une des filles dans la chambre du café où ils partagent une bouteille de vin. Il donne 15 francs « à la putain » et 3-4 francs pour le vin. Descendu dans la salle de débit, il boit encore une bouteille de vin avec la patronne et les filles, puis il sort en compagnie de celle avec qui il vient d’avoir des relations sexuelles [116].
Henri Verhoeven et la jeune femme se promènent pendant une dizaine de minutes. La raison de cette promenade est inconnue : une promenade d’amoureux ou, sans doute, plutôt, la recherche d’un client pour la fille. À proximité d’une église, ils sont accostés par un passant [117]. L’homme en question est Victor Bocquet. Il demande au couple s’ils se sont bien amusés et il demande à Henri combien il a payé pour la fille. La jeune femme a entendu toute la conversation. Il leur donne à chacun une cigarette qu’ils allument. Il demande alors à Henri de l’accompagner pour le masturber, lui promettant 15 francs et lui offre de lui payer beaucoup de consommations. La femme s’en va. Il s’agit donc d’une affaire de prostitution homosexuelle. Le jeune homme, prostitué d’occasion, à cours d’argent alors qu’il vient de dépenser ce qui représente pour lui une fortune avec une prostituée, voit donc là une occasion de gagner quelques sous.
Henri le suit. En route, Victor lui paye un verre de vin et un verre de bière dans des cafés, Henri doit être très certainement ivre vu l’alcool consommé précédemment.
Il raconte : « Il est alors entré avec moi dans une cour où se trouvaient de petites charettes » [118], les deux hommes « se livrèrent réciproquement à des actes obscènes », comme les qualifie le procureur. La scène ne dure qu’une minute tout au plus car le bruit des passants, dans la rue devant l’impasse, les effraye. Ils quittent la cour et entrent dans un débit où Victor achète à Henri un paquet de cigarettes. Dans un autre, il lui achète deux sachets de dragées à la menthe et deux paquets de chocolat. Il lui paye encore l’équivalent d’une sucette et une crème glacée. Ils retournent dans la cour vers 11 heures et reprennent leur masturbation réciproque. Victor tente de convaincre Henri de se laisser pénétrer. Henri refuse et demande alors ses 15 francs. Victor lui en donne 10 et dit qu’il lui en donnera encore 5 après. Henri reprend ses attouchements et Victor tente une nouvelle fois de l’amener à une pénétration. Henri se dégage et lui arrache son porte-monnaie des mains, prend les 5 francs et lui jette le reste au visage. Ils commencent à s’envoyer des coups à la figure. Henri se dégage brutalement et s’éloigne dans le fond de la cour pour uriner. Victor s’avance alors vers lui et lui envoie un coup de pied violent dans les testicules. Henri s’affaisse. Victor le roue de coups de pied. Henri sort alors son couteau et frappe où il peut. Il entend soupirer et gémir. Il s’enfuit. Il passe le reste de la nuit derrière la gare.
Il reste deux jours à Lille, puis, apprenant le décès, s’enfuit en Hollande après avoir cambriolé son logeur.
Henri Verhoeven est le fils de Charles Verhoeven et de Jeanne Maës, il est né à Eeckerem le 29 décembre 1902 et est donc de nationalité belge. Il est marié depuis le 2 juin 1923 avec Anna Maria Wil, une prostituée, « une femme inscrite à Anvers » [119]. Il aurait eu avec elle deux enfants nés en 1923 et 1924 [120]. Sa conduite et sa moralité sont mauvaises. A priori, d’après les renseignements, ce ne serait pas un ivrogne, mais « un débauché » [121].
Le procureur résume le profil d’Henri Verhoeven : « C’est un individu taré qui a été expulsé de France et a eu de multiples condamnations pour vol et vagabondage » [122].
Les aveux de Verhoeven permettent de rouvrir l’information, cependant la nationalité belge du suspect pose problème aux autorités judiciaires françaises. En effet, les règles de droit international privé ne permettent pas l’extradition d’un national pour être jugé à l’étranger. Ainsi la condamnation française serait rendue par contumace, donc purement théorique car non susceptible d’exécution. Le Parquet belge propose de se saisir de l’affaire [123] ; le procureur général français transmet officieusement le dossier et laisse entendre par courrier qu’il y aurait opportunité à laisser la justice belge s’occuper de l’affaire. Au-delà du souci de l’application de la peine, l’impression laissée par la lettre du procureur qui transmet, de manière officieuse comme il le précise, les détails de l’affaire, est celle d’une affaire embarrassante que se rejettent les Parquets [124]. En effet, la réouverture de l’affaire lors de l’enquête sur Jeanne Poulaléon et Justin Escoubas s’était soldée par un cuisant échec et avait illustré le manque de perspicacité de l’ensemble des acteurs judiciaires, or il est souvent désagréable pour les membres d’une institution de se voir rappeler les carences et les échecs de celle-ci. Surtout l’homosexualité, trame de fond de l’affaire, semble être la raison du malaise [125].
La chambre des mises en accusation, eu égard aux arguments du procureur, rend un arrêt de dessaisissement en faveur des autorités judiciaires belges [126]. La prescription en matière criminelle est de dix ans ; le crime ayant été commis le 23 mai 1925, l’action est donc prescrite le 23 mai 1935. Cependant les actes d’instruction et de poursuite accomplis en France, c’est-à-dire la procédure intentée contre Jeanne Poulaléon et Justin Escoubas, ont interrompu la prescription en France mais pas en Belgique [127]. Ainsi, en Belgique, l’action est prescrite. Pourtant le procureur général français ne semble pas disposé à se saisir de l’affaire : il faut une intervention écrite du garde des sceaux, informé par le ministère des Affaires étrangères du risque de prescription de la procédure belge, pour l’obliger à saisir à nouveau le juge d’instruction, en lui rappelant qu’une condamnation par contumace aurait au moins le mérite d’interdire l’accès au territoire français à Henri Verhoeven pendant vingt ans [128].
Le 21 décembre 1937, le juge d’instruction délivre un mandat d’arrêt contre Henri Verhoeven pour homicide volontaire et vol avec violence. S’agissant de la qualification des faits, les magistrats optent pour l’homicide volontaire, crime commis concomitamment au délit de vol (article 295 et 304 du Code pénal de 1810), ce qui est discutable. En effet les aveux d’Henri Verhoeven, non infirmés par l’autopsie, ne permettent pas de déduire l’animus necandi : il n’avait pas la volonté de tuer sa victime. Le vol est également discutable car la somme qu’il a dérobée à la victime correspond au paiement qui avait été prévu. Peut-être même le crime était-il excusable en application de l’article 321 du Code pénal qui dispose : « Le meurtre, ainsi que les blessures et les coups sont excusables, s’ils ont été provoqués par des coups ou violences graves envers les personnes ». Or, Henri Verhoeven prétend que Victor Bocquet lui a porté un très violent coup dans les testicules : le coup a été tel que, plusieurs mois après, il dut consulter un médecin [129]. Il est clair que la qualification retenue est la plus lourde possible, alors qu’aucun élément relatif aux constatations faites sur le corps de Bocquet par l’autopsie ne permet d’infirmer la version d’Henri Verhoeven.
En outre, la question du discernement aurait pu ou dû être posée. En effet, le médecin d’Henri Verhoeven le décrit comme atteint d’une « affection mentale caractérisée par l’auto-accusation, délire d’indignité, attitude retirée et négativiste » [130] et de « schizophrénie avec de nettes tendances à la démence précoce » [131]. Or en application de l’article 64 du Code pénal de 1810, « il n’y a ni crime ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action ». Certes, ce qui importe, ce n’est pas son état au moment du procès qui est analysé, c’est celui dans lequel il est à l’instant du crime, cependant, vu la condition psychique d’Henri Verhoeven, la question de son état au moment des faits aurait dû être soulevée or, visiblement, les magistrats ont préféré l’occulter. La question de la validité de son témoignage aurait également due être discutée.
Le 10 mai 1938, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Douai renvoie Henri Verhoeven devant la cour d’assises du Nord pour homicide volontaire, en application des articles 295 et 304 du Code pénal. L’hypothèse du vol avec violence ayant entraîné la mort est écartée [132]. Au vu de ces éléments, on peut se demander si le côté sulfureux d’Henri Verhoeven, prostitué homosexuel, n’a pas, comme le souligne Daniel Borillo, fonctionné comme une « circonstance aggravante » [133]. Patrick Pognant précise que la reconnaissance du statut d’homosexuel dans un prétoire « est [d’une part] particulièrement infâmant, et, d’autre part, entraîne un alourdissement de la peine (…) : d’un coup, il écope du triple statut de criminel, pédéraste et fou ! » [134].
Régis Révenin dénonce dans son ouvrage l’amalgame dans les rapports de police entre homosexualité et prostitution et entre homosexualité et délinquance/criminalité. Ainsi, le fait qu’Henri Verhoeven, hétérosexuel et prostitué d’occasion soit perçu comme homosexuel par les policiers et par les magistrats n’a rien de surprenant : François Carlier dans son ouvrage Les deux prostitutions paru en 1887 considère qu’il n’y a que deux types d’homosexuels : les prostitués et leurs clients [135].
Un arrêt par contumace, prononcé contre Henri Verhoeven le 17 juin 1938, le condamne à la peine de travaux forcés à perpétuité [136]. Concrètement cette condamnation se traduit par une interdiction d’accès du territoire français pendant vingt ans.
Le 20 novembre 1938, un très bref article dans un journal résume sa condamnation sans donner aucun détail de l’affaire. L’homosexualité, après avoir été le tabou de l’enquête qui a conduit celle-ci dans une impasse, demeure cachée au grand public. Si l’affaire a fait les gros titres des journaux pour son côté sulfureux, ceux-ci, encadrés par la censure de l’époque, contribuent à occulter la réalité de la prostitution homosexuelle et cachent au grand public son dénouement [137].Victor Bocquet avait été dépeint par son entourage comme un homme honorable, ce ne pouvait donc pas être un homosexuel. L’attitude des enquêteurs est néanmoins surprenante : la prostitution homosexuelle est une réalité de plus en plus voyante avec la crise des années 1930 qui vient jeter sur les pavés un nombre croissant de jeunes ouvriers. En France, l’homosexualité n’est pas réprimée en tant que telle et la lutte contre la criminalité sexuelle traite à égalité homosexuels et hétérosexuels. La neutralité juridique reste la règle jusqu’à Vichy. Toutefois cette neutralité masque une réalité sociologique révélée par le comportement des acteurs judiciaires, vecteur de l’inconscient collectif, à savoir une perception de l’homosexualité en tant que perversion [138].
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